Quels souvenirs de crise : quelle rémanence ?
Tout d'abord, nous avons tous – en nos lieux et vies respectifs – été marqués par la crise de 2008 : à la fois par son ampleur, sa vigueur et sa durée. Quels sont finalement nos souvenirs ? Quelles pistes de travail emprunter pour épauler la résilience économique encore fragile ?
L'Union européenne est constituée par une collectivité d'êtres qui sont – depuis déjà quatre ans - largement et durablement soumis aux pressions de la quasi-récession en poursuite de déploiement.
Fatalement et mécaniquement, ce qu'il est convenu d'appeler la crise de 2008 est donc directement venue accroître le poids des fatigues sociétales et modifier nombre de projets, qu'ils fussent portés par des personnes physiques ou par des institutions.
L'époque présente démontre en effet déjà avec certitude, à tout observateur attentif et patient, la pertinence de certains écrits déjà anciens de Michel FOUCAULT : "Désormais, les identités ne se définissent plus par des positions mais par des trajectoires ."
La crise actuelle est d'abord et sera, a minima pour la décennie à venir, inflexion de trajectoires humaines.
Inflexion de niveau de vie pour ceux qui souffrent.
Inflexion de conditions d'exercice professionnel pour ceux qui ont la charge de décisions opérationnelles significatives, à commencer par les dirigeants bancaires.
Inflexion du corpus cognitif pour les économistes qui ne goûtent guère cette crise et se font ici ou là vilipendés comme des apprentis de cuisine.
Trop de sel, trop de poivre….. que faire ?
Voir, à ce propos, l'article pénétrant de Frédéric Lemaître dans Le Monde du 5 Septembre 2009 relatif au savoir et au statut des économistes.
Quant aux professionnels du chiffre, on leur tire les oreilles à longueur de colonnes ou de colloques sous prétexte que " leurs " normes expliqueraient une large part de la crise.
Nul ne songe ici à nier que les normes IFRS et la " fair value " ont conduit à accentuer la spirale de dépréciations des actifs par un mécanisme digne de poupées gigognes.
Symétriquement, en bonne approche étiologique, qui pourrait nier que la crise est d'abord venue de pratiques professionnelles bancaires et financières ( sub-primes, traders, etc ) AVANT que de se trouver très accentuée par l'application mécanique ( et légale – nous répétons – légale ) des normes comptables internationales.
A l'heure où tant de débats appellent à une régulation mondiale sur tel ou tel thème brûlant, n'est-il pas hallucinant de voir des commentateurs vertement critiquer la dimension mondiale des normes comptables ?
Ce qui a véritablement été un travail patient et complexe est bafoué par des analystes qui devraient souligner le gap qualitatif franchi par les IFRS.
La même information financière de Brest à Marseille, de Londres à Chicago : cela ne compte pas ?
L'universalité comptable en économies ouvertes et taux de change flottants, c'est un luxe ou une nécessité ?
Sur ce point, il peut y avoir débat. Nous sommes quelques confrères prêts à la contradiction car confiants du sens de l'histoire…
Dans une première partie que nous affirmons comme indispensable, il sera donc examiné la question des " souvenirs " de la crise, la question relative à cet ensemble d'informations gravées dans nos mémoires et qui va avoir son rôle dans nos décisions de demain.
Puis, nous essayerons de tracer quelques pistes possibles de travail avec tous les risques que comporte cet exercice - pourtant indispensable - à qui veut apporter sa pierre aux travaux à venir.
1 ) SOUVENIRS DE LA CRISE :
1.1 ) Que sont les souvenirs et que retenir sous le vocable de rémanence ?
Selon notre définition – à valeur micro-économique – les souvenirs sont constitués d'un ensemble non maîtrisable en conscience de faits et chiffres qui sont assez puissants dans notre mémoire pour inféoder certaines de nos actions, pour conditionner – à raison ou hélas à tort - notre " univers des possibles " pour prendre un terme de programmation linéaire.
La rémanence en publicité ( concept des adstocks ), c'est le souvenir tenace que l'on a d'un slogan : Eleska c'est exquis ou la musique des films promotionnels pour DIM. Sans même parler de celle des spots DARTY.
Plus fondamentalement, la rémanence se définit comme " le phénomène par lequel la sensation visuelle subsiste pendant un court instant après la disparition de l'excitation objective ( phénomène qui permet l'existence du cinéma ) "
( in le Dictionnaire culturel en langue française / Le Robert ).
1.2 ) Quelle échelle de temps ?
Pleurant sa fille, Victor Hugo a posé avec sobriété : " Le temps passe, le souvenir reste ".
Que seront les souvenirs à impact opérationnel de tel ou tel agent économique dans six semaines, six mois ou six ans ?
Que retiendrons-nous dans nos carcasses et cervelles de cette crise de 2008 ?
Quel tatouage invisible pour quel collier sournois à l'action de demain ?
Les études récentes en neuro-sciences ( qui alimentent désormais un courant de recherche économique conséquent aux Etats-Unis ) qui nous ont été communiquées l'attestent avec une sérieuse vigueur : quand la rémanence est forte, notre intelligence se brûle et nous pensons ailleurs pour paraphraser le désormais célèbre " notre maison brûle et nous regardons ailleurs " d'un homme à qui l'Histoire de France avait fait un présent ( les plus de 80% de suffrages obtenus en 2002 ) qu'il aura dédaigné.
Quand la pensée est ailleurs selon notre mot, il faut comprendre qu'elle est productrice à l'excès de biais cognitifs ( cf. Daniel Kahneman ) ce qui, en matière de crise bancaire n'est pas un atout… On retrouve en boucle de rétro-action les apports considérables de Richard Thaler aux questions que 2008 nous imposent sans ménagement ni round d'observation.
La question de l'échelle de temps est de rang 1 : à partir de faits bruts comme des silex, le travail du sablier qui s'écoule rend ces faits presque lisses comme des galets. En gommant les aspérités, nous perdons du sens et nous n'y pouvons rien sauf à bâtir des opuscules à valeur d'aide-mémoire.
Comment les écrire ?
Comment les enseigner avec rectitude, devoir et passion ?
Hors aléa de santé ( dégénérescence, etc ), notre mémoire économique est donc une zone de diffusionnisme où un stock d'informations malaxées l'emporte sur nos flux de pensée à prétention rationnelle.
Ce que nous nommons ici la freinte neuronale ( hors cause médicale ) explique que parfois les erreurs économiques se répètent grossièrement…
Et pourtant les scientifiques ( Phelps, Nature en 2001) ont mis en évidence ( grâce au suivi minutieux du clignement attentionnel ) l'abaissement du seuil de conscience pour des mots émotionnels.
Alors la crise serait aussi, par-delà les maux sociaux tristement observables ( pour qui a de la compassion pour l'autre ), une crise de répercussion des mots forts dans nos têtes in fine plus fragiles que rationnelles.
1.3 ) Quel mode de gestion des souvenirs ?
Face aux flots d'information qui nous assaillent, il ne faut pas toujours cet esprit de synthèse dont on privilégie l'enseignement dans les grandes écoles mais des capacités avérées de hiérarchisation.
Plus précisément d'ordonnancement.
La fonction ordonnancement en maintenance industrielle est un outil performant de rigueur intellectuelle qui peut être utilisé pour un travail de sensibilisation et de formation.
Pour s'améliorer en " gestion adéquate de rémanence économique " ( G.A.R.E ).
1.4 ) Quels contenus en temps de crise ?
A ce stade, nous souhaitons citer pour mémoire ( c'est le cas de dire….) un article du journal Le Monde dans son édition des 6 et 7 Septembre 2009 sous la plume de Pierre-Antoine Delhommais :
" Reste à savoir pour quelles raisons la catastrophe totale a pu être évitée. Difficile à dire lorsqu'on sait que, quatre-vingts ans plus tard, les économistes ne savent toujours pas très bien comment l'économie mondiale avait basculé ainsi dans le vide. Chacun continue de proposer ses explications selon son école de pensée, ce qui a fait dire à Barry Eichengreen que la crise de 1929 constitue " le test de Rorschach " de la macroéconomie. Il n'y a pas d'accord sur les causes de la Grande Dépression, mais il existe un consensus sur les grandes erreurs de politique économique qui furent commises à l'époque, avec pour effet d'aggraver l'état du malade. Et qui n'ont pas été reproduites en 2008 ".
Sur le fond, tout est dit en 8 petites lignes.
Tentons une synthèse en deux lignes : en économie, l'étiologie est foyer de division alors que l'étude d'impact peut aboutir à la concorde des courants de pensée.
Factuellement, la dernière phrase de la citation du journaliste passe sous silence l'hérésie de la décision publique qui a consisté à laisser choir la banque Lehman Brothers éventuellement ainsi punie de sa vigueur concurrentielle vis à vis d'un concurrent performant.
D'aucuns disent que c'est un peu l'Etat fédéral qui a demandé le soutien des banques à sa vision de l'extension du nombre des foyers propriétaires, qui a poussé à bourrer les plans et programmes immobiliers.
Nombreux disent que l'Etat a stimulé le risque systémique avec la faillite L.B précitée.
Risque systémique sur lequel certains tentent de réfléchir depuis plus de 15 ans…
Citons en constructifs apports les travaux de Michel Aglietta ( publiés dès Mai 1992 au CEPII : " Comportement bancaire et risque de système " ) où le terme idoine est utilisé par l'auteur : " l'aveuglement au désastre ".
1.5 ) Et où ranger tous ces souvenirs dans notre maison ?
Nous avons tenté – en vain – de comprendre des présentations scientifiques relatives à la géo-localisation de nos sources de mémoire.
Puisse un avenir pas trop lointain nous venir en aide !
Alors, pour l'instant, il reste à filer à l'anglaise ou à filer une métaphore.
Donc, voilà en guise d'illustration une citation de C. Bobin.
Les maisons sont comme les gens,
elles ont leur âge,
leurs fatigues, leurs folies.
Ou plutôt non : ce sont les gens qui sont comme des maisons,
avec leur cave, leur grenier, leurs murs
et, parfois,
de si claires fenêtres donnant
sur de si beaux jardins.
Christian BOBIN
( in Isabelle Bruges ).
1.6 ) En guise de conclusion de section :
Ayant eu la délicieuse opportunité de converser avec feu Marcel JULLIAN à l'occasion de la sortie d'une collection de poésie subtilement nommé " Vagabondages " il y a plus de 25 ans,
j'estime fondé de rapporter ici une phrase extraite d'un de ses ouvrages ( Délit de vagabondage ) :
" Les souvenirs sont chiens courants. Ils ont, pour rejoindre la mémoire immédiate, des chemins d'odorat connus d'eux seuls ".
Loin des neuro-sciences, la patte somptueuse d'un sincère littéraire nous transporte sans nous dévier du fond du sens.
Il y a là une " sorte de démonstration cachée sous un récit fabuleux enveloppant la compréhension de la vérité " ( Bernard Silvestre : définition de la notion médiévale d'integumentum ). Et si on plongeait cette allégorie médiévale en recherches économiques ?
2 ) PISTES POSSIBLES DE TRAVAIL :
2.1 REMANENCE ET PROSPECTIVE COMBINEES :
2.1.1 L'historien Guy Pedroncini – spécialiste de la question des mutineries de 1917 – avait coutume de dire ( et de démontrer ) que le recul méthodologique nécessaire se mesure en années lorsqu'il s'agit de traiter un fait majeur.
2.1.2 La crise de 2008 est d'évidence vieille de moins de cinq ans et il faudrait être un jeune chien fou pour tenter une description taxable de crédible.
Pourtant, par idiosyncrasie désormais figée voire ancrée, nous prenons le risque de parcourir les points de rémanence de la crise de 2008 en y ajoutant un travail prospectif.
2.1.3 Selon nos travaux en constante alimentation ( car la matière bouge comme de la gelée de coing ), la situation d'ensemble peut s'inscrire dans une figure à six pans.
Le dernier traitant de l'inconscient collectif majoritaire, de ce qui passe par la tête du citoyen.
a ) Les banques sont un secteur à part et leurs " wild cats " ont profondément altéré les choses. Il faut recapitaliser mais si on le fait sérieusement, on entame la rentabilité.
Le régulateur demandera des fonds propres et les actionnaires des dividendes.
Si l'Etat est appelé à trancher sous une forme ou sous une autre, il conviendra de remarquer que le secteur n'est pas nationalisé et que régulation ne vaut pas immixtion dans la libre détermination du dividende. ( Souveraineté des A.G annuelles ).
b ) Si hoquet de la crise il devait y avoir ( récidive ), la sécurité de place ne consisterait pas à se caler sur les arrangements à la française connus par exemple dans le cas de la banque Pallas. On a changé d'échelle et pour reprendre l'opportune formule de notre camarade Alain Minc ( page 32, Dix jours qui ébranleront le monde ) " les problèmes ne sont jamais multiplicatifs mais exponentiels ".
c ) De toutes les façons, l'Etat ( en France comme en Europe ) est marqué par le fer rouge de la crise et lutte en lui-même presque chaque semaine contre l'effet macédonien.
Pour mémoire, l'effet macédonien ( hérité d'un célèbre sénatus-consulte sous l'Empereur Vespasien ) est le " phénomène par lequel le législateur est porté à restreindre la liberté de tous quand il constate que quelques-uns ont abusé de la liberté " ( Doyen Carbonnier ).
La régulation sera sectorielle donc non discriminée selon les Etablissements ce qui pose question à certains décideurs bancaires.
d ) Les travaux de clôture comptable 2011 vont être un exercice délicat où les commissaires aux comptes seront d'autant plus vigilants que l'impact conjoncturel sera dans les " book-value " tandis que les dirigeants seront ( en PME, en industrie, etc ) très attentifs à la future lecture des états comptables par leurs partenaires bancaires.
L'addition des légitimes rigueurs professionnelles aura – par conséquence non préméditée -un impact sur le taux de défaillances des firmes ou sur les conditions de consolidation des secteurs quand les fusions-acquisitions vont reprendre vraiment. Ce dont nous sommes convaincus.
e ) Sans oublier les conflits interprétatifs entourant l'application des normes comptables qui ne seront pas une mince affaire.
f ) Dernier point : le ressenti du citoyen.
Parcourons-le à travers les phrases qui courent dans le pays :
◊ Ces traders plus ou moins fous gagnent trop d'argent.
◊ Les banques ont failli tout engloutir et en plus nous faire perdre tout notre argent.
◊ De toutes les façons, on y laisse des plumes car notre épargne a fondu.
◊ Demain, il faudra payer tout çà par nos impôts pour purger le paquet de dette publique que la crise a rajouté à l'addition de départ.
2.1.4 Dans notre esprit, nous insistons sur le fait que l'opinion croît donc in fine à ce que nous revendiquons d'avoir nommé, face à la crise bancaire, la commission du délit de baraterie qu'une ancienne rédaction du Code de commerce visait en son article 353.
( Voir Précis de droit maritime du Doyen Ripert : Dalloz, 1956. Page 421 ).
Il n'est jamais loisible d'être aussi vilipendé plus ou moins ouvertement par l'homme ( ou la femme ) de la rue.
2.1.5 Le secteur bancaire n'a pas fini de payer cette crise de confiance. Par exemple, les épargnants s'en remettent à plusieurs Etablissements et le taux des clients mono-bancarisés mériterait d'être finement suivi, autrement que par des réunions de convenance.
2.1.6 Ce divorce peut amener le Politique à arbitrer et ainsi provoquer la survenance de ce que le Doyen Carbonnier et d'autres fins auteurs nomment l'effet assiduis.
Pour mémoire, en citant bien évidemment le Doyen supra désigné, " on appelle ainsi, en sociologie de la législation du mot sur lequel s'ouvre une célèbre constitution de Justinien, le phénomène par lequel le législateur est porté à légiférer sous l'aiguillon des réclamations dont les catégories intéressées l'assaillent ".
2.2 PISTES DE TRAVAIL POSSIBLES :
2.2.1 Les pistes possibles de travail découlent de notre texte et la sagacité du lecteur est pré-supposée.
2.2.2 Au plan instrumental, ces pistes sont, à ce jour et en l'état actuel de la configuration de notre réflexion, au nombre de deux.
2.2.3 Dans les deux cas, il s'agit éventuellement d'apports en industrie comme diraient les juristes ou plus vraisemblablement de la fourniture d'un know-how conçu après réflexion collective mais responsabilité et émetteur unique.
2.2.4 C'est au demeurant tout le principe consubstantiel à la profession libérale contrairement à l'activité commerciale usuelle. Point que j'ai aimé développer à plusieurs reprises dans mes rencontres avec notre camarade Didier Pfeiffer.
2.2.5 La première piste consiste à proposer à plusieurs Etablissements bancaires de réunir un groupe de traders ( Cinq par Etablissements et cinquante au total ) pour une matinée unique de travail comportant une présentation sous le titre : " Concurrence, risques et image fidèle ". Ceci sur le modèle ( en ressources humaines ) que CLUNY FINANCE avait développé pour le groupe ALCATEL il y a quelques années voir wikipédia ALCATEL en 2002 ) et qui vient de recevoir actualisation. L'objectif – a minima - étant un retour mutuel d'expérience.
2.2.6 La deuxième piste a pour objectif d'éclairer le débat " substance over form " des normes comptables IFRS à la lumière des pratiques des acteurs de la Place en matière de cash-pooling et d'exécution des conventions d'omnium. Un sujet où le risque se niche en ce moment.
CONCLUSION :
La population laborieuse est de plus en plus fourbue et pourtant veut pouvoir s'en remettre à un leadership ( privé ou public ) digne de ses attentes.
Nous devons agir car le cordeau Bickford n'est pas que bancaire, il peut être social.
Qui ne voit que les gens s'inquiètent vraiment pour leur devenir ?
Il est temps qu'économistes et comptables quittent la célèbre phrase : " Un seul lit pour deux rêves " et que les professionnels se détendent pour mieux converger au bénéfice de tous.
Il est temps que la rigueur intellectuelle revienne comme le printemps après l'hiver sinon cette crise, déployée dans un monde interconnecté et complexe, va perdurer.
Quelqu'un a écrit : " Dieu a donné une sœur au souvenir et l'a appelé espérance ".
Il n'était pas littéraire et se nommait MICHEL-ANGE….
Pour ma part, je dirai " espoir " tout en gardant toujours à l'esprit cette phrase d'Alfred Sauvy ( injustement oublié de notre panthéon des économistes français ) : " L'économie c'est la science du sordide, non de la pureté " ( in " La vie en plus " ).
Un souvenir de cette assertion pour lire la crise ?