Lettre à Benoît, citoyen eurosceptique
Lettre à Benoît, citoyen eurosceptique
Précision préalable : L’ensemble des informations contenues dans cette lettre est exacte mais relève de l’existence de plusieurs personnes. Pour des raisons de fiction, l’auteur a pris le soin de mélanger différents apports. Véridique, ce document ne prétend pas à la vertu absolue de la vérité factuelle cohérente.
Lettre à Benoît,
Mon Cher Benoît, j’ai été ravi de pouvoir déjeuner avec toi samedi dernier alors que ta jeune et charmante épouse était occupée avec ta belle-sœur et votre jeune Ferdinand que je trouve toujours aussi craquant du haut de ses deux ans.
Vous formez un bien joli attelage et je vous souhaite longue route à condition que ton fils ne demeure pas enfant unique !
Lors de notre déjeuner, tu m’as longuement parlé de tes nouvelles et brillantes attributions chez KPMG : je te félicite sincèrement et je constate que ta brillante école de commerce te sert au quotidien, peut-être plus que tu ne l’imagines.
Tu m’as un peu noyé dans vos histoires de reporting et de business unit mais ce n’est pas fondamental. Ayant travaillé pour des banques d’affaires, je crois avoir saisi l’essentiel.
Toujours lors de ce déjeuner, j’ai pu te remettre une cravate choisie avec soin dans la maison du Faubourg Saint-Honoré pour te manifester un peu de mon estime à l’occasion de tes 31 ans.
En fait, si je prends le temps de t’écrire aujourd’hui, c’est parce que je suis sorti triste de notre déjeuner pour une seule raison : tes propos assez virulents et clairement négatifs sur l’Europe.
Alors que l’Europe mérite un bilan nuancé, tu t’es fait procureur et a rejeté en bloc les 60 dernières années.
Je ne dis pas que tes arguments n’ont pas de poids ou rouleraient sur une table comme un lot de petits pois mais ils me semblent relever d’une vision parcellaire.
Ton premier argument a été de pester – le mot est faible et retenu – contre les fonctionnaires de Bruxelles que tu estimes surabondants et incompétents car déconnectés des réalités du monde du business ( pour reprendre ton terme ).
Tout d’abord, si l’on pose la question de manière quantitative, l’Europe n’est pas sur-administrée au regard de nos vieilles démocraties occidentales. C’est un argument populiste qui ne résiste pas à l’analyse des chiffres rapportée aux compétences de Bruxelles.
Puis, des pans entiers du droit ont progressé. Je te sais intéressé par les fusions-acquisitions : reconnais que le droit européen de lutte contre les cartels ( lessiviers ) et les ententes est un atout pour le consommateur que tu es.
Dans un tout autre ordre d’idées, les directives de sécurité domotique imposent désormais la fabrication ou l’importation de matériels électriques sécurisés pour les enfants ce dont bénéficie, entre autres, votre jeune Ferdinand.
Si l’on regarde les choses avec des lunettes préconçues, l’Europe est titanesque et globalement inefficace. Si on regarde telle ou telle question de manière accorte ( recyclage du plomb dans les usines, etc ), l’Europe est au rendez-vous et fait progresser la notion de civilisation dans notre Continent.
Je dois cependant te rapporter un fait qui viendra alimenter des doutes car je ne suis pas ici que l’avocat de l’Europe mais comme toi un homme qui a sa part de doute.
Le fait est le suivant : l’Europe avait inventé, dans les années 80, de règlementer les quotas de pêche ( pour préserver la ressource ) et prise dans son élan, elle avait englobé dans ses travaux les carrelets qui sont une centaine de filets ( avec un petit cabanon ) situés sur le Côte Atlantique. Il n’en fallut pas plus pour que l’ancien député-maire de La Rochelle, le radical de gauche Michel Crépeau ( alors dépourvu de tweet ), ne s’en prenne avec une certaine gouaille à cette Europe d’aveugles et de mécréants. Pour ton information, il est à ce jour le seul député qui a trouvé la mort après avoir posé, dans l’hémicycle le 23 Mars 1999, une question au Gouvernement.
Il est aussi célèbre pour une phrase qui va t’amuser : successeur de l’immense Robert Badinter en tant que Garde des Sceaux en janvier 1986, il démissionne moins d’un moins après et aura cette fine formule : « J’ai été avocat pendant 28 ans et Garde des Sceaux pendant 28 jours. Si je suis le seul ministre de la Justice à ne pas avoir commis d’erreur, c’est parce que je n’ai pas eu le temps ».
Derrière cette boutade se cache une question pour l’Europe : il faut que ses personnels restent en place assez longtemps pour être compétents mais pas trop au risque de ne plus avoir l’œil aguerri : l’exemple de la gestion très hasardeuse de la vache folle ( crise ESB ) le démontre.
Dans les propos de Michel Crépeau sur les carrelets se pose une des trois questions-clefs de l’Union européenne : le principe de subsidiarité. A chaque niveau ses compétences et il est vrai que je suis dubitatif quand je vois l’Europe embrasser tout un dossier de manière accaparante sans laisser de souffle à la subsidiarité. Reconnaissons que Jacques Delors, l’ancien Président de la Commission, était plus attentif à cette question que son successeur José Manuel Barroso.
Les deux autres questions-clefs qui me semble se poser, cher Benoît, sont économique et sociologique. Au plan économique, nous en avons longuement parlé : l’Euro est assis sur des pieds de tabourets qui n’ont pas la même hauteur et il est vulnérable à la spéculation. Union monétaire crédible, esquisse d’une union bancaire, harmonisation fiscale sont des vrais chantiers pour de vrais technocrates de Bruxelles et pour les Chefs d’Etat chargés d’inspirer leurs actions ( et non l’inverse ).
Mais parallèlement, il faut que la Commission se dote d’un membre chargé de l’Europe du quotidien. Autrement dit de l’Europe de l’habitus cher à Pierre Bourdieu, de l’Europe qui parle à un brillant sujet intégré comme toi tout autant qu’à un retraité du Nord-Finistère.
Quand Ferdinand aura 8 ans, que lui diras-tu pour lui vendre l’Europe ? Les surfacturations des coûts de construction du nouveau Parlement ? Les limousines remplies de personnalités soi-disant toujours pressées ? Que trouveras-tu de sexy à lui narrer ?
Quand Ferdinand et vos autres enfants seront plus grands, tu auras pour devoir de lui dire que l’Europe a été un outil opérationnel de paix grâce au bras armé de l’OTAN et grâce aux forces de dissuasion nucléaire britannique et française.
Tu pourras lui remémorer les discours de Charles de Gaulle et la fameuse phrase de François Mitterrand prononcé au Bundestag en 1983 : « Les pacifistes sont à l’Ouest mais les fusées sont à l’Est »
Au nom de notre amitié, je veux te dire que nous avons été plusieurs à être parcourus de frissons en attendant la réaction diplomatique et opérationnelle du Pacte de Varsovie. Cela te parait dater d’Austerlitz ? Non, c’était il y a 29 ans et tu avais deux ans : l’âge de votre bambin. Oui, tu as été conçu dans la fin de la guerre froide et si tu veux bien être loyal, ne me dis pas que tu as oublié votre fête mémorable avec tes cousins en Touraine en novembre 1989 lors de la chute du mur de Berlin.
Le Général de Gaulle n’aimait pas ce qu’il appelait de manière directe des pisse-vinaigre : force est de constater que l’Europe en est entourée. Aux désespoirs de millions d’Allemands ( le 13 Août 1961 ) à succédé un cortège de Trabant dont certaines ont réussi à venir voir la Tour Eiffel pour Noël 1989.
Quand tu prends un avion et que tu files à Prague en amoureux avec Clarisse, as-tu déjà pensé que tu franchis le désormais aboli « rideau de fer » décrit par l’excellent Winston Churchill dans son discours de Fulton en 1946 ?
Quand KPMG t’intime l’ordre de faire l’aller-retour à Londres, réalises-tu que ce sont les deux signatures de la Reine Elisabeth II et du Président Mitterrand qui ont rendu légalement ce percement d’un tel ouvrage ?
Non l’Europe n’est pas une tortue ou une sangsue : elle est une procédure complexe car une erreur ( imputable principalement à Messieurs Chirac et Schroeder ) a été commise.
On a d’abord lancé l’élargissement à 27 avant de consolider l’édifice constitutionnel. Sur ce point, j’en veux à ces dirigeants qui vont nous avoir fait perdre des décennies : tu as lu comme moi les derniers sondages où le Traité de Maastricht serait rejeté.
C’est logique : l’Europe a été vue comme un rempart militaro-industriel, donc comme une protection. Depuis 20 ans, elle est un champ où la concurrence débridée ( et pas toujours loyale s’exerce ) : le citoyen ne s’y retrouve pas comme le démontrerait Max Weber.
Pour ma part, j’ai observé comme toi que le souffle du projet européen n’a pas traversé la dernière campagne présidentielle française : les peuples ont les gouvernants qu’ils méritent !
C’est à la Nation – car l’Europe fédérale parait éloignée du fait de la crise – de faire monter la clameur de la demande civique. Les gouvernants ne sont jamais sourds, c’est faux : à voir l’élu de Château-Chinon et l’école privée ou Dominique de Villepin et le CPE.
La Rochefoucauld a écrit un jour, dans une de ses Maximes, « SI nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres ».
Ne crois-tu pas que ce jugement s’adapte de manière millimétrique à certains aspects de l’actuelle et très délicate relation franco-allemande ?
Tu avais trois ans lorsque François Mitterrand a tendu, le 22 Septembre 1984, sa main au Chancelier Kohl à Verdun. Tu connais l’image. Mon âge m’a permis de le voir en direct et, pour tout te confier, d’être ému en pensant à ceux des miens qui sont tombés au feu pendant ces deux grandes saignées.
Il est urgent de comprendre qu’à l’heure de la mondialisation, notre Europe est notre bouclier sous réserve de quelques modifications législatives.
A défaut, nous repartirons avec des logiques de boutique inappropriée. Venant du Morvan, faudra-t-il que j’épouse la belle cause de la Bourgogne indépendante et que le cumulard François Rebsamen ( Député-maire PS de Dijon ) soit nommé responsable du nouveau Duché ?
Si l’Europe a su être un rempart contre des forces de l’URSS, elle a su consolider les liens de deux Nations qui se sont battues férocement : n’est-ce-pas un actif incroyable ?
On pense toujours que la paix est un don durable mais n’oublions le siège de Sarajevo devant un Président Clinton impuissant ( ce qui n’est jamais souligné dans son bilan historique...) et un Président français tentant l’impossible y compris une visite sur place hautement périlleuse.
Votre fils s’appelle Ferdinand et je trouve ce prénom touchant.
D’un côté, je ne peux m’empêcher de penser au Maréchal Ferdinand Foch et à ses apports logistiques. Il serait d’accord avec la fameuse phrase de Paul Valéry : « L’Europe n’aura pas eu la politique de sa pensée ».
Tel me semble le défi et tel me semble ta respectable attente.
Te connaissant, tu dois parfois penser à Ferdinand Porsche ce qui est un autre talent....
A toi, Benoît, ( dont l’illustre prédécesseur devait écrire la Règle de Saint-Benoît qui inonda les monastères d’Europe ), je souhaite que tu abordes l’Europe avec un esprit de pionnier plutôt qu’en portant des chaussures de ski.
Il reste tant à faire !
Un académicien nommé Ferdinand de Lesseps ( canal de Suez ) l’a montré : l’homme peut faire beaucoup.
Alors, au nom de tes responsabilités professionnelles et familiales, enfile un costume de bâtisseur plutôt que de censeur !
Et garde en mémoire la phrase du père fondateur Jean Monnet : « Nous ne coalisons pas des Etats mais cherchons à unir des hommes »
Bien à toi et mes hommages à Clarisse.
Jean-Yves Archer