Courir après le temps ?
Flânerie est un mot d'origine normande apparu vers 1620.
Flâner est d'origine normande mais aussi scandinave : " courir çà et là ".
Dans Germinal, Emile Zola donne toute la quintessence de ce mot : " On ferait une partie de quilles, on flânerait un instant avec les camarades, puis on rentrerait diner ".
La flânerie est l'acte de flâner, de déambuler sans contrainte de temps et de se laisser porter par ses impressions de l'instant.
Flâner, selon moi, c'est l'antidote du XXIème siècle qui n'est qu'un temps de bolides imparfaits.
A l'exception de la circulation routière où l'hécatombe a conduit à limiter la vitesse, partout ailleurs nous n'avons plus de montre mais un chronomètre dans la tête.
Là où les anciens, il y a cent ans environ, vivaient au rythme du jour ( surtout s'ils n'avaient pas encore l'électricité ), nous vivons à un rythme inférieur au quart d'heure.
Une étude de la Harvard Business Review montre qu'un manager ne reste pas plus de 9 minutes sans être sollicité ( clients, collègues ). Où est la concentration ?
Je ne suis qu'une plume parmi d'autres mais scrutez vos vies et cherchez les moments où le temps est un peu suspendu. Le moment où vous pouvez parlez à un ami dans la peine " le temps qu'il faudra ". Les instants que vous pouvez dédier à vos enfants, vraiment.
Ainsi, le temps est-il devenu ambivalent : une contrainte de chaque instant entre mails et téléphones portables, et un luxe pour ceux qui ont le temps de flâner, de vagabonder au gré des chemins du Morvan ou d'ailleurs.
Bien entendu, je n'oublie pas dans mon champ de vision, ceux à qui notre société impose d'avoir du temps : l'isolement du chômeur longue durée, la solitude de la veuve, etc.
Sur un peu plus de 60 millions de personnes vivant en France, combien vous répondent qu'ils sont pressés ? Parfois le temps derrière lequel l'homme fait la course le prive de s'arrêter quelques heures pour des soins de santé ! Parallèlement à cette course au temps, on trouve la présence de la fatigue et éventuellement du stress.
Le stress semble hélas normal en pleines incertitudes économiques depuis plusieurs années.
En revanche, le tandem fatigue – course au temps constitue un attelage aussi lourd à porter que le joug des bœufs d'attelage d'autrefois.
Les rapports épurés des médecins du travail et des ergonomes sont révélateurs et on ne peut s'empêcher de penser que cette situation a un impact sur la qualité des produits " Made in France " chers à certains politiques.
De surcroît, l'observation rapporte que bien des tâches exécutées rapidement ne sont pas exemptes de défauts : on se croit efficace et rapide là où bien souvent on bâcle et on doit revenir sur la question.
Notre XXIème siècle donne raison à Gaston Bachelard qui écrivait dans " L'intuition de l'instant " : " Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants ".
Telle est l'existence de millions de gens confrontés à cette nouvelle forme d'usure voire d'aliénation. Qui ne rêve d'emmener son épouse et ses enfants faire un tour de barque sur un grand étang dans une campagne paisible ? Qui prend le temps de le faire ? De moins en moins de citoyens pris par une civilisation qui va téléguider jusqu'à vos loisirs, qui va jusqu'à maîtriser la nature pour vous proposer un forfait week-end, pizzas incluses....
Pour mettre un peu d'humour dans ces lignes, citons celles assez exquises de Cioran ( dans Ecartèlement ) : " Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à mon tour. On est tout à fait à l'aise entre assassins ".
Ce qui est parfois stupéfiant, c'est de voir des adolescents déjà happés par la machine du temps au nom d'une sorte de productivité aux fondements plutôt irrationnels.
Si j'étais quelques instants ( ou longtemps ! ) conseiller de Monsieur le Ministre de l'Education, j'attirerais respectueusement son attention sur deux points adjacents aux contenus pédagogiques.
D'abord, il pourrait être proposé de généraliser des heures de type " écoles du goût " pour nous prémunir du risque croissant d'obésité à l'américaine.
Puis, il pourrait être proposé des heures de type " écoles du temps " où une forme d'instruction civique personnelle viserait à casser ce stress de la seconde pour revenir à des moments où les jeunes pourraient savourer la vie.
Souvenons-nous que dans les classes préparatoires, on apprend à la future élite à maîtriser son temps. Pourquoi ne pas démocratriser cet apport ? Le rapport coût / avantages s'impose de lui-même.
Tout s'apprend, même le temps : j'en suis maintenant convaincu !
Comme tout le monde, je n'ai cessé de courir après des secondes pour en faire des minutes comme l'Homme pressé de Paul Morand : comme plusieurs d'entre nous, un aléa de santé embêtant a recadré les choses et mis le temps dans une autre perspective.
Pas celui, mortifère, de sa rareté mais au contraire la quête de sa maîtrise pour déguster les minutes comme un sorbet de chez Bertillon. Posément.
François Mitterrand, un peu tendu, a répliqué un jour sèchement à un de ses interlocuteurs : " Nul ne dispose de moi ". Déjà souffrant, il a dû finir sa phrase intérieurement en évoquant avec lui seul sa maladie qui allait finir par disposer de son être. Pour l'esprit, c'est autre chose.
C'était un homme qui aimait la terre du Morvan qui sera donc notre conclusion, si vous le permettez : " Oh ! si tu savais, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu'a la vie si brève de l'homme ! "
André Gide ( Les Nourritures terrestres ).